Ce texte est tiré de l'article scientifique suivant: What is a “sense of foreshortened future?” A phenomenological study of trauma, trust, and time, écrit par Ratcliffe & al.
Je souhaite remercier Laurie pour son aide précieuse dans la rédaction de cette publication.
Disclaimer: cet article se concentre sur les effets de la torture, mais les viols produisent des réactions similaires.
Le sentiment d'avoir perdu confiance en le monde et de n'avoir qu'un futur abrégé est l'une des conséquences possibles d'un traumatisme. Nous décrivons la manière dont les traumatismes, surtout ceux infligés par d'autres personnes de façon délibérée, conduisent à une perte de confiance dans le monde qui nous entoure et qui détruit l'intelligibilité des projets personnels, de ce qui a de la valeur pour les personnes, à un point tel que c'est l'expérience même de la temporalité qui change radicalement.
ALTERATION DE LA TEMPORALITE
Lorsque l'on a subi un événement traumatique, c'est notre sentiment même de la temporalité qui est affecté. La personne traumatisée conserve la capacité de distinguer passé, présent et futur (expérience de temps restée intacte), et d’anticiper la survenue d’événements futurs. Toutefois, la manière dont la personne ressent l'enchaînement du passé, du présent et du futur est modifiée ; la perception même de l'événement futur est altérée : l’évènement ne peut être que négatif puisque le futur ne peut plus rien offrir. La capacité d'aller de l'avant est détruite.
Selon Janoff-Bulman, être la cible d'une agression par une autre personne remet en question tout notre monde : il compromet nos suppositions sur la vie, la manière par laquelle le futur est envisagé et le monde dans lequel nous évoluons. Cela se traduit le plus souvent par une perte de confiance dans l’autre.
Souvent, la personne traumatisée ressent une souffrance qui se caractérise par l’impression d’être morte de l'intérieur. Elle ressent que le futur est déjà écrit et qu’il n'a donc plus rien à lui apporter, qu’une partie d’elle-même est morte et qu'elle existe sans pouvoir vivre. Elle a la conviction profonde que sa vie, son histoire personnelle est terminée prématurément ; qu'il n'y a plus rien à raconter, que plus rien ne peut être raconté.
Ce n'est pas simplement que la personne pense qu'elle n’a a plus beaucoup de temps à vivre; l'événement traumatique qu'elle a vécu a bouleversé son histoire de vie à tel point que celle-ci n'est plus considérée comme viable; il lui manque les fondations nécessaires pour pouvoir survivre. Par histoire de vie ou histoire personnelle, j'entends une interprétation cohérente d'événements passés, de relations, d'accomplissements, d'échecs, qui inclut une idée de la direction que prend sa vie.
En tant que victimes, nous vivons une agression fondamentale sur notre droit à la vie, notre estime de soi, et notre impression que le monde dans lequel nous évoluons est propice à la vie humaine. Lorsque nous parlons de temporalité altérée par le traumatisme, c'est finalement notre expérience avec la vie elle-même qui est brisée.
L'événement traumatique nous fait perdre quelque chose qui est sous-entendu par l'intelligibilité, la cohérence de narrations de vie de de projets. (je n’ai pas retrouvé cette phrase alors j’ai du mal à la traduire correctement : mais P.8, à la partie de Heidegger, on pourrait traduire un passage intéressant a priori : C’est la reconnaissance de ce qui est potentiellement inintelligible qui nous permet de rendre intelligible nos projets de vie, ce que l’on affectionne et ce dans quoi l’on s’engage
La manière dont la temporalité est ressentie est altérée, de sorte qu'aller de l'avant devient tout simplement impossible.
PERTE DE CONFIANCE
Il y a aussi ce qu'on peut appeler la confiance générale, qui diffère de la confiance qu'on peut accorder à une personne en particulier. Ce terme se réfère selon Herman au sentiment de sécurité dans le monde dans lequel on évolue. On a confiance dans le fait qu'une personne accomplira telle action, parce qu'on a confiance non seulement en cette personne, mais parce qu'on a confiance dans le monde en général. L'événement traumatique fait perdre cette confiance générale, ce qui implique de ne plus croire en la survenue de tout événement, toute expérience, pensée ou activité.
Beaucoup d'entre nous anticipons les choses avec une confiance que l'on prend pour acquise. On ne se dit pas qu'en sortant faire une course on va être fauché par une voiture, ou que la personne assise à côté de nous dans le train va nous attaquer. C'est un sentiment de sécurité tellement ancré en nous que l’on ne s'en rend même pas compte.
TEMPORALITE ET CONFIANCE DANS LE CAS DE LA TORTURE
Dans le cas de la torture, le but est l'annihilation complète de la personne : ce que le tortionnaire détruit, c'est le sentiment d'appartenir à la race humaine, d'être un humain entouré par sa famille ou la société en général, d’être une personne avec des rêves, des espoirs et des attentes pour le futur.
Lorsque l'on est blessé, on attend des autres de l'aide. La torture réduit à néant cette attente ; ce n'est pas simplement que les autres ne sont pas venus à notre secours; les autres sont responsables de la souffrance qui nous est infligée, et personne n'est là pour l'empêcher.
Le futur imaginé par la victime est dépourvu d'attentes positives, par exemple la pensée que l'on vivra des événements heureux.
La temporalité et donc le ressenti du cours du temps est altéré et anéantit la capacité à aller de l'avant. La projection à long terme devient aussi différente. Le futur est vide car il n'est plus structuré par des projets qui nous tiennent à cœur.
L'interprétation du passé est également modifiée. L'événement traumatique n'est pas intégré dans l'histoire de vie, et n'a donc pas sa place. Le trauma ne s'imbrique pas dans les autres étapes de vie qui contribuent à créer l'histoire personnelle, comme une pièce de puzzle étranger au puzzle de notre vie et qui ne peut s'attacher à aucune pièce. En conséquence, la victime ressent son histoire de vie comme abrégée, elle a le sentiment que sa vie est terminée parce que les conditions qui permettent l'interprétation de ce qui lui arrive ne sont tout simplement plus réunies.
L'étude de Ratcliffe et.al montre qu'une perte totale de confiance a un effet profond sur les croyances et la manière dont on croit. De plus, cette perte de confiance entraîne le sentiment que l'histoire de notre vie s'est brutalement stoppée avec un sentiment d'être irréparablement brisé. Dans les conséquences du traumatisme, le sentiment d'être inutile comprend deux aspects; l'un est que la perte de confiance interpersonnelle contribue à la perte de confiance en nos propres capacités; l'autre, dans un monde où la victime considère que les actions qui ont du sens n'existent pas, elle devient incapable de faire quoi que ce soit qui ait de potentielles conséquences importantes - tout ça conduit à un changement profond dans la personnalité de la victime.
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